La volonté de Mémoire
Contre l’amnésie de la culture et la culture
de l’amnésie
L’historien Jean Ledan décrit ainsi l’état actuel de la tombe
de Charlotin Marcadieu qui mourut pour protéger Dessalines au Pont rouge.
A l’angle de deux murs dans
une petite cour subalterne appartenant peut-être au gardien de l’église, Marcadieu observe en permanence deux latrines
et trois bananiers chiches et atrophiés »
Le sort de ce soldat illustre rejoint ainsi celui de son empereur dont la
tombe a quelques rues de la, se trouve elle aussi a l’abandon, a moitié envahie de détritus et d’herbes folles.
A Sans Souci, les ruines de certaines parties du palais de Christophe servent actuellement de carrières de pierre tandis que
dans les plaines sucrières, les vestiges des anciennes habitations coloniales disparaissent, surtout depuis dix ans, à un
rythme qui va en s’accélérant.
Souvent par ailleurs, il pleut sur les archives entassées et comme laissées
a l’abandon tandis que des bibliothèques entières disparaissent périodiquement, proies des incendies ou des pilleurs
déchoukeurs ou tout simplement d’emprunteurs bien placés. Les collections des musées, quant a elles, non recensées avec
précision, voient régulièrement leur fonds s’appauvrir et nombre sont les pièces historiques dont on a perdu définitivement
la trace.
Une véritable malédiction, malgré de nombreuses tentatives exemplaires et
toujours renouvelées, (ISPAN, route 2004) semble ainsi peser sur les vestiges
du passé.
S’agit-il d’un simple fait du a la pauvreté chronique en moyens
disponibles ou bien d’une tendance plus générale et plus profonde née d’une sorte de rapport conflictuel a l’histoire
tourmentée de ce pays ? Les faits sont là et la question mérite examen tant le rapport a la mémoire est un aspect fondamental
de toute culture.
Une veritable inquiétude part ainsi de la constatation de la difficulté évidente,
pour cette culture à gérer sa mémoire. Or le concept de patrimoine ne peut exister
qu’en fonction d’une distanciation par rapport a un passé accepté,
valorisé tout en n’étant reconnu que comme passe. Or dans une société bloquée, ou stable dite sans mémoire autre que
simplement événementielle (du style du manuel Dorsainville), la répétition permanente du passe l’intègre et le confond
a un tel point avec le présent qu’elle interdit toute distanciation historique et donc toute idée de patrimoine. Celle-ci
ne peut émerger en effet qu’avec le renouvellement et le mouvement qui conduisent à choisir et a protéger ce que l’on
décidera de garder. Dans l’action d’évolution le mythe fondateur n’alors plus un obstacle fige mais le signe
d’une cohérence dans la progression. L’amnésie partielle que nous avons constatée constitue indéniablement un
frein a ce mouvement d’invention permanente que constitue une culture vivante s’appuyant sur un passe reconnu
et nous apportant autre chose que le fracas d’événements et de luttes de pouvoir ne cessant de se répéter dans leur
perpétuelle stratégie d’évitement.
Pour Patrick Vilaire, ce problème de la Mémoire est tellement fondamental
qu’il en a fait le thème de sa prochaine exposition de sculptures. Selon lui tout dynamisme est lié a la mémoire et
l‘amnésie de l’Etat et d’une partie du corps social nous conduit
à recommencer éternellement les mêmes choses sans se souvenir que cela a déjà été tenté et en oubliant ce qu’il en était
advenu.
Face a cela, le peuple, lui, survit grâce a son indéfectible mémoire (culte
des ancêtres, transmission de ses croyances et de ses rites) et on le comprend de rester indifférent, sinon hostile, aux vestiges
matériels d’un passé qui n’est pas le sien (patrimoine bâti).
Non seulement il ne s’agit pas pour lui de son œuvre propre mais
celle d’un passé d’oppression. Tous ces vestiges sont en effet autant de témoins de cet appareil de domination
auquel il a cherché à échapper en partant se
fixer jusque dans les mornes les plus reculés.
Aujourd’hui, la tache d’unification de la société civile passe
obligatoirement par l’acceptation, par l’ensemble du pays, de tout son passé commun qu’il est grand temps
de connaitre, de reconnaitre et d’accepter.
En ce sens un travail systématique sur la mémoire et sur sa valorisation
n’est pas une lubie d’historiens érudits ou nostalgiques, mais au contraire une tache nationale de toute première
urgence. Ce n’est pas un luxe mais
bien le préalable indispensable pour forger ce desir d’avenir qui permet de démultiplier tous les efforts de développement
qui actuellement tournent court. La conscience nationale, cette confiance collective
en soi, indispensable pour aborder 2004 avec la volonté, non de se détruire mais
de se construire, passe par cet effort de reconnaissance de soi.
En ce sens, la tache a laquelle s’attache la Fondation Mémoire constitue
aujourd’hui le premier et le plus
indispensable de tous les projets de développement, celui qui donnera leur sens a touts les autres. Tous ces canaux
d’irrigation qu’il faut réhabiliter tous les quinze ans, toutes ces routes nouvelles hors d’usage après
dix ans, touts ces dispensaires neufs mais fermes faute de personnel, tous ces
captages de sources et ces adductions d’eau abandonnés avec leurs robinets sans eau sont le signe de l’absence
d’un veritable désir d’avenir fondé sur une volonté et un espoir commun. Dans l’ordre d’urgence commençons donc par le début c'est-à-dire par la réhabilitation assumée consciemment
par l’ensemble des citoyens de toutes les formes de la mémoire d’Haïti. Cet investissement conditionnera le succès
de tous les autres. A chacun d’y participer.
Gérard Barthelemy
Membre du Conseil de Direction
De la Fondation Mémoire