LA FONDATION MEMOIRE

Jean-Jacques ACAAU, Defenseur des Paysans

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Hommage a Gerard Barthelemy

Jean-Jacques ACCAU
De Michel Hector
Historien
 

 La Biographie: Acaau

Par Michel Hector, Vice-président de la Fondation Mémoire


Les mobilisations des Piquets (ainsi étaient nommés les cultivateurs insurgés entre 1844 et 1848) constituent à n'en pas douter la première expression du radicalisme démocratique dans l'histoire de nos luttes politiques et sociales d'après l'indépendance. Elles dépassent ces "fureurs paysannes" vécues sous la présidence de Pétion et de Boyer (insurrection de Goman, rébellion de juin 1811 près des Cayes) ainsi que sous le règne de Christophe (soulèvement de Meyer et de Rebecca en 1807 dans le Nord-Ouest). En effet, il s'agit cette fois, particulièrement de 1844 à 1846, d'un combat mené par une importance frange d'agriculteurs sudistes pour l'application réelle et l'approfondissement des options libérales du mouvement oppositionnel qui secoue l'ensemble de la société dans la mise en cause du système économique, politique et social alors en place 

Jean-Jacques Acaau, le principal leader de la contestation populaire pendant la grande crise qui suivit de 1843 à 1848, provient de la région de Torbeck "Jeune, fier et d'assez beaux traits", il sait lire et écrire nous dit Madiou. Ancien lieutenant de la Gendarmerie, corps militaire qui selon le Code Rural de Boyer s'occupe également de la police rurale, il est donc proche des privations de l'univers quotidien des paysans parcellaires et des journaliers agricoles. 

Gustave d'Allaux rapporte qu'avant l'éclatement de l'insurrection Jean-Jacques Accau, portant sur sa tête un chapeau troué, vêtu d'une veste et d'un pantalon en collette, se serait rendu les pieds nus au calvaire de sa paroisse. Là, il aurait pris l'engagement public de conserver cette tenue jusqu'au jour où enfin on tiendra compte des "ordres de la divine providence", c'est-à-dire, en d'autres mots, quand seront satisfaites les revendications des cultivateurs pour des prix justes tant dans la vente des denrées qu'à l'achat des marchandises importées, pour l'instruction accessible à tous et pour l'égalité civile entre tous les citoyens, noirs et mulâtres. 

La rébellion paysanne conduite par Jean-Jacques Acaau comporte trois grands moments: 

  • l'offensenive (mars-mai 1844), 
  • la neutralisation (mai-septembre 1844) 
  • et la reprise (mars-août 1846). 

Après quelques jours d'intenses préparatifs réalisés par une trentaine environ de promoteurs, le mouvement part de Camp-Perrin, où il avait établi son quartier général depuis le 26 mars 1844, à l'assaut des principale villes du Sud. C'est ainsi que les Cayes, Jérémie, Miragoâne, Aquin sont successivement occupées. Cette montée de l'agitation paysanne contribue de manière décisive à la chute du président Rivière Hérard et à la nomination de Philippe Guerrier pour le remplacer au début du mois de mai de la même année. 

Dans les villes conquises aucune mesure n'est prise pour la satisfaction des grandes revendications des travailleurs de la terre. De plus, la division s'installe parmi les chefs de la mobilisation paysanne qui sont tous promus à des postes de commandement dans l'appareil militaire de l'état. Cette nouvelle situation génère de sérieuses limitations qui vont en définitive favoriser la mise en ouvre d'une politique de neutralisation, d'affaiblissement et de récupération de toute l'action protestataire des cultivateurs au profit du maintien du statu quo ante. De mai à septembre 1844, Jean-Jacques Acaau, à la fois gêné par les effets de ses incohérences et victime de l'hostilité de ses adversaires, ainsi que de ses plus proches partisans d'hier, est obligé de se soumettre à l'autorité du pouvoir central. Il finit ainsi par être jugé et emprisonné à Saint-Marc, bien loin de sa zone d'implantation et d'opération. 

Les rivalités entre les différents clans qui dominent la scène politique aboutissent à la création d'un climat propice à la libération du leader paysan, obligé cependant de toujours demeurer à Saint-Marc. Puis le président Pierrot le nomme commandant de l'arrondissement de Nippes. Son retour dans le Sud, vers le mois de juillet 1845, provoque beaucoup d'enthousiasme. Salomon constate qu'il exerce encore une "influence magique" sur les populations de plusieurs régions du Département. A la proclamation du renversement de Pierrot et de l'accession de Riché à la présidence le 1er mars 1846, les principaux chefs piquets de la région des Cayes se retrouvent encore divisés, mais cette fois en partisans respectifs de l'ancien et du nouveau président. Ils faillirent s'affronter par les armes. Cependant une dizaine de jours plus tard, les rivalités sont surmontés et tous reconnaissent l'autorité du successeur de Pierrot. 

Quant à Acaau, probablement en souvenir des événements survenus en 1844 au cours desquels l'actuel Chef de l'état, en compagne lors de Geffrard, avait freiné à l'avance des Piquets vers Miragoâne, il s'oppose pour sa part dès les premiers jours de mars, à la désignation de Riché comme Président de la République. Ainsi, le samedi 7 mars, il ouvre les hostilités à l'Anse-à-Veau et se retranche dans le fort Saint-Laurent. Le lendemain 8, avec l'arrivée successive sur les lieux des généraux Samedi Thélémaque et Pierre Philippeaux, 7.000 hommes sont donc réunis contre lui. En face d'eux, il rassemble à peine environ deux cents partisans. Après un duel d'artillerie, l'assaut est donné contre son retranchement. Devant la supériorité écrasante des forces adverses, il abandonne la position et se réfugie "sur l'habitation Joly chez un nommé Clérin". Traqué par les troupes lancées à sa poursuite, sa présence "sur les hauteurs de l'habitation Broissard à environ deux lieux de l'Anse-à-Veau" est en définitive révélée par trois délateurs stipendiés, Closier Chérius, Guillaume Désir et Marcellus Billard. 

La tradition populaire, transmise oralement de génération en génération parmi les habitants de la zone au fil de toutes les années qui nous séparent de ces événements, nous a permis d'une part d'identifier la cachette exacte où est mort Acaau et d'autre part de préciser les circonstances de son suicide. Les renseignements recueillis sur le terrain à propos de ces deux faits concrétisent parfaitement cette "mémoire longue"étudiée par les anthropologues et cultivée surtout dans l'univers villageois. Ils permettent en effet d'établir une articulation entre cet important moment historique de la lutte paysanne de l'époque et le vécu d'une famille, en l'occurrence celle de l'ami qui a donné asile au chef traqué. Ainsi, s'est produit en définitive un phénomène religieux d'une haute valeur symbolique pour tout le paysage socioculturel de la région, assurant ainsi, à travers le temps, une présence significative du dirigeant de la rébellion populaire. 

En ce concerne l'endroit de l'ultime refuge d'Acaau, il s'agit d'une grotte située à une distance assez éloignée du fort Saint-Laurent et formant une espèce de cul-de-base-fosse naturel. Dans ce lieu, devenu aujourd'hui sacré et où sont régulièrement déposées des offrandes en l'honneur de l'esprit du fugitif qui y a vécu, Clérin assurait lui-même l'approvisionnement de son protégé. Dénoncé, il est arrêté et subit beaucoup de mauvais traitements. Un de ses fils, pour lui éviter le pire, conduit alors l'armée à la cachette. Interpellé, le chef de l'insurrection paysanne se rend rapidement compte de la présence des soldats et sans hésitation met lui-même fin à ses jours pour ne pas tomber vivant entre les mains de ses ennemis. D'après les sources écrites, cela se passe le 11 mars vers minuit. Acaau ne serait donc resté vivant que 3 à 4 jours dans la cache que lui avait trouvée Clérin. En tout cas, les historiens indiquent qu'après sa disparition et jusqu'à la fin d'août de la même année, ses partisans maintiennent une résistance acharnée qui est enfin maîtrisée par une féroce répression menée de façon systématique au cours de six mois successifs. 

La résurgence de la lutte des Piquets en 1848 s'inscrit dans un autre contexte. Cette fois, contrairement aux situations antérieures, la contestation paysanne n'entre pas en conflit avec les visées du détenteur de la direction du pouvoir central. Elle devient plutôt un précieux atout dans la bataille politique que Soulouque livre à ce moment là pour consolider sa propre position de chef d'état en conflit avec de puissants adversaires dans le monde des classes dominantes. Au fond, le mouvement des Piquets, après nombre de péripéties, finit par être récupéré par la nouvelle catégorie sociale régnante.